“La vérité n’est plus la conformité à l’ordre du cosmos ou de Dieu, mais l’efficacité pure et simple. Car si l’ordre du monde ne réside plus dans son être, mais dépend du “faire technique”, le vrai sera l’efficace, c’est-à-dire ce qui a les conditions de se réaliser, et le faux l’inefficace”. U. Galimberti.


Dans le scénario matérialiste et nihiliste dans lequel nous vivons, il est crucial de relire Merleau-Ponty, qui s’est distingué comme l’un des philosophes les plus aigus de l’époque contemporaine. En prenant par exemple le thème de la conscience et de la physique de la matière, le philosophe français est le plus novateur. Mais il existe d’autres thèmes fondamentaux, que nous allons passer en revue ci-dessous.
Dans certaines de ses réflexions sur la connaissance, Merleau-Ponty <>. Deux horizons totalement opposés : tirer de la connaissance de l’Être immuable celle de son comportement comme le suggérait la pensée classique, ou observer le comportement pour saisir l’être (avec une minuscule) en devenir, en changement. Le vrai problème de l’attitude classique est la présomption de pouvoir comprendre l’Être immuable (avec une majuscule) de l’extérieur. Le monde scientifique moderne, quant à lui, se limite à étudier un comportement particulier de l’être (en devenir) de l’intérieur.
Le physicien Carlo Rovelli écrit dans “La réalité n’est pas telle qu’elle nous apparaît” : Il n’y a jamais de port sûr dans lequel se reposer : il n’y a pas de connaissance scientifique certaine. Toujours et encore (dirait Merleau-Ponty) à la recherche de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons plus complets. Sans se décourager et sans jamais tomber dans le relativisme absolu où toutes les opinions sont également vaines. Rovelli encore : <>. <>. Notre perception est polymorphe, c’est l’ambiguïté perceptive.
La perception est déjà porteuse de forme et de sens. Elle est originelle, antérieure à toute distinction, même entre sujet et objet. Merleau-Ponty part de la perception et non de la matière. La perception et le langage sont des dimensions de l’être. Elle a une dimension active en tant qu’ouverture primordiale, innée, structurelle du monde de la vie. Nous percevons en rejetant : une chose par rapport à une autre. Il y a une circularité entre la perception et la réflexion
Le visible n’est pas la plénitude du monde, il est aussi fait de lacunes, d’arrière-plans et de différences. La vision de l’homme n’est jamais totale, elle comporte toujours des zones d’ombre, une invisibilité constitutive du visible lui-même. L’être se donne dans la présence et la latence, le visible et l’invisible. L’être est l’entrelacement du visible et de l’invisible.
Dans la Phénoménologie de la perception, le philosophe français écrit : Les Orientaux diraient : “quand je cherche l’esprit, je trouve les choses, quand je cherche les choses, je trouve l’esprit”. Merleau-Ponty, quant à lui, parle de perception.
Le rapport du philosophe à l’être n’est pas le rapport frontal que le spectateur entretient avec le spectacle, mais une sorte de complicité, un rapport oblique et clandestin. La philosophie est un faire ouvert, fini, temporel, transitoire, mais c’est précisément pour cela qu’elle est une construction de sens. Merleau-Ponty se donne pour objectif de penser une philosophie sans dualisme : une troisième voie entre l’empirisme réaliste et l’idéalisme intellectualiste. La transcendance comme abandon de la pensée et non comme possession de l’objet. La pensée est la matrice du possible. Il existe une dialectique perpétuelle entre le sens et le non-sens. Il y a une remise en cause de l’ontologie naïve qui prélude à un nouveau type d’accès à l’être qui n’est plus frontal mais transversal et oblique. La philosophie est aussi la question dispersée dans le spectacle du monde.
Un philosophe, un scientifique, c’est d’abord un corps incarné dans le monde : le lien primordial qui unit l’homme et la nature. Le sujet est toujours incarné, immergé dans le contexte qu’il habite. Et dans la langue, dans la culture qu’il habite.
En conclusion, il existe certaines assonances entre la philosophie de Merleau-Ponty et la nouvelle physique du 20ème siècle. Rappelons quelques passages les plus significatifs à cet égard.
Commençons par la distinction de base, qui a toujours été caractéristique de la philosophie et de la physique occidentales, à savoir : il y a un sujet (ego, personne, esprit) qui regarde, observe et étudie un objet distinct (le monde, la nature, les choses). Or, cette dualité atavique semble avoir été supplantée tant par la physique quantique que par la philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty. D’où l’impossibilité d’une séparation stricte entre sujets et objets. Il s’agit là d’un véritable changement d’époque, impensable jusqu’à récemment, qui met d’accord notre philosophe de la référence et la nouvelle physique. Rappelons deux citations à cet égard (la première est de Merleau-Ponty et la seconde est inhérente à Heisenberg) :
Cette première assonance très importante en génère, à son tour, une autre tout aussi importante : nous voulons parler de l’ego. En effet, le “sujet” dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent peut facilement être considéré comme un ego, comme un “je”. Et c’est là que se trouve la nouveauté disruptive : l’ego, tant pour l’ontologie de Merleau-Ponty que pour la physique quantique, n’est plus clairement séparable du monde et des choses. En effet, notre philosophe écrit : <>. Il poursuit : <>. Pour préciser sa pensée à cet égard, Merleau-Ponty écrit : <>. Heisenberg lui fait écho : <>. En conclusion, la nouvelle assonance nous montre clairement que nous sommes du monde et que nous ne le voyons pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Le monde et nous sommes mutuellement enveloppés et, par conséquent, la distinction nette préconisée par Kosmotheorós et l’ancien déterminisme ne peut exister.
Un autre point commun important entre la nouvelle physique et la philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty réside dans la manière de considérer le dualisme Être-Néant. Commençons par la physique : <>. Et encore : <>. Merleau-Ponty est tout à fait en phase lorsqu’il déclare dans Visible et Invisible : <>. Merleau-Ponty écrit encore : <>. Comme nous l’avons vu, la pensée contenue dans la physique quantique s’accorde presque parfaitement avec celle de notre philosophe de référence : l’être et le non-être ne sont pas opposés mais sont contigus, voire presque indiscernables. Le vide, en physique, est donc plein de potentiel : il peut même générer des particules subatomiques en empruntant l’énergie nécessaire à des événements futurs (énergie qu’il restituera ensuite avec l’annihilation des particules créées).
Il faut souligner que les “champs” dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent sont également des points d’assonance d’une importance considérable entre la philosophie de Merleau-Ponty et la mécanique quantique. En effet, pour la physique, Heisenberg écrit : <>. Rovelli, lui aussi, dans La Realtà non è come come noi appare, parle du champ : <>. Notre philosophe s’intéresse également au “champ” sans le mentionner explicitement lorsqu’il écrit : <>. En conclusion, le “champ” est la nouvelle catégorie de concepts physiques, mathématiques et philosophiques. Le “champ” en tant que “tout” dirait Merleau-Ponty.
Examinons maintenant ce que l’on appelle la théorie de l’unification ou théorie du tout. Nous avons vu plus haut qu’Einstein l’a cherchée jusqu’à la fin de ses jours sans jamais la trouver non plus parce que, peut-être, elle n’existe pas. En effet, le cosmologiste Barrow écrit dans The Theory of Everything : Il n’y a donc pas de livre ultime, celui qui contient la vérité. Et Merleau-Ponty est également d’accord sur ce point, lui qui nous propose, à la place de l’explication ultime, le “toujours nouveau”, le commencement continu, la naissance continue. La fontaine qui jaillit d’une eau toujours nouvelle.
Venons-en maintenant à ce phénomène étrange qu’est l’intrication en mécanique quantique, selon lequel deux particules subatomiques qui ont interagi l’une avec l’autre dans le passé conservent leur “mémoire” bien qu’elles se trouvent à une distance énorme l’une de l’autre. <>. Comment concilier un comportement physique aussi étrange avec la pensée du philosophe Merleau-Ponty ? C’est simple, il suffit de se souvenir de l’erste Natur : Le physicien Carlo Rovelli lui fait écho : <>. Il s’agit donc dans les deux cas d’une vérité ouverte car provisoire et en mouvement. Aucune des visions perspectives n’épuise l’objet observé (qu’il s’agisse d’un simple atome ou de l’univers entier) et, par conséquent, ne peut jamais être connue de manière absolue. C’est aussi parce que <>.
La simple observation ne peut pas saisir toutes les données du phénomène. Il y a une similitude entre les deux courants, à savoir la philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty et la nouvelle physique, et un troisième courant semble également émerger, qui est souvent entrelacé avec les deux courants examinés précédemment : je parle de la pensée orientale ancienne. Développons davantage cette perspective particulière.
Tout d’abord, précisons que Merleau-Ponty s’intéresse à la pensée orientale ancienne et en parle assez largement dans le livre Signes où l’on trouve un paragraphe de huit pages intitulé L’Orient et la philosophie. L’intérêt de Merleau-Ponty pour l’Orient et sa pensée est également mentionné par Mauro Carbone dans sa présentation du texte Le visible et l’invisible.
Partons de ce premier point. Carbone note : <>. Rouvrir les possibilités d’un rapport direct à l’être avant la rationalité, c’est mettre l’être en pièces. Rappelons, une fois de plus, que nous sommes de l’être. Il y a un enveloppement entre l’être et l’ego car l’ego enrichit l’être de son apport et, d’autre part, sans l’être il n’y aurait pas d’ego.
Analysons maintenant le cœur du problème : l’Orient et la philosophie dans le livre Signes. Merleau-Ponty commence par déclarer : <>. La vérité est “un trésor dispersé dans la vie humaine avant toute philosophie”. Personne ne possède donc la vérité. Nous la recherchons tous, même si ce n’est qu’à titre prospectif.
<>. Une définition importante inspirée du ZEN qui va également au-delà du perspectivisme philosophique. Avant toute philosophie, rencontrer ce que la réalité n’est pas, au-delà, avant un ego objet de connaissance : le pré-réflexif, ce qui n’est pas la réflexion.
Merleau-Ponty, parlant de l’Orient, dit aussi que <>. Merleau-Ponty nous transmet ici l’idée d’une connaissance profonde de la pensée orientale où l’on se limite à commenter le passé sans jamais penser à l’irruption du nouveau, de l’innovant car rien n’apparaît jamais de manière entièrement nouvelle. Il ne faut pas dépasser la pensée ancienne, mais la réconcilier, la faire coexister avec la nouvelle.
Merleau-Ponty réaffirme ensuite sa grande estime pour la perspective philosophique orientale en écrivant : <>. Dans ces quelques lignes, notre philosophe utilise des mots fondamentaux pour lui, comme l’enveloppant et l’enveloppé, le signifiant et le signifié. C’est peut-être aussi pour souligner l’importance que revêt pour lui ce type de pensée si lointaine dans son origine mais si proche, à certains égards, en tant qu’approche fondamentale.
Merleau-Ponty ajoute : Petite remarque personnelle : j’espère vraiment que Merleau-Ponty entend ici “la conquérir” dans le sens de l’acquérir pour soi et non de la maîtriser. Plutôt ‘l’apprendre’, s’approcher de la pensée d’autrui, avoir de l’empathie pour la pensée d’autrui, mais jamais au grand jamais la conquérir, surtout s’il s’agit de la pensée orientale.
<>. Il ne doit pas y avoir de subordination d’une pensée par rapport à l’autre parce que nous parlons de perspectives différentes, de points de vue différents, de cultures différentes dans l’histoire de l’humanité. Nous discutons donc de philosophie comparée, comme le dirait Giangiorgio Pasqualotto.
<>. Notre philosophie occidentale a perdu le rapport à l’être qui, rappelons-le, est un pivot depuis son origine : pensons par exemple à l’Apeiron d’Anaximandre ou à la sphère de Parménide.
D’autre part, en ce qui concerne l’assonance entre la pensée orientale et la physique quantique, il est spontané de citer Heisenberg, le grand physicien, qui, en quelques lignes, décrit la situation : <>. Une autre considération importante nous vient de Fritjof Capra : <>. Rappelons à cet égard que la mécanique quantique est également fondée sur le principe relationnel (en plus des principes corpusculaire et probabiliste), écrit C. Rovelli.
Après avoir souligné la connaissance et l’admiration de Merleau-Ponty pour la pensée orientale ancienne et l’intérêt de la mécanique quantique pour l’Orient, considérons également les assonances plus spécifiques entre ce troisième fil et les deux autres déjà examinés. Commençons par la prétendue dualité sujet-objet. L’Orient en traite aussi abondamment. En effet, le Dalaï Lama écrit : <>. La Madukya Upanishad poursuit en disant : <>. Et enfin :
En ce qui concerne le dualisme être-non-être, la pensée orientale regorge de perspectives qui s’imbriquent très bien avec la mécanique quantique et la phénoménologie. Nous nous contenterons ici d’en citer quelques-unes, en commençant par ce qui est dit dans l’ancien texte taoïste du cinquième siècle avant J.-C. intitulé Tao Tê Ching <>. J. Kirshnamurti écrit également quelque chose de similaire : <>. Cette dernière affirmation ressemble beaucoup à la pensée de Merleau-Ponty, qui parle de philosophie sans fondement (ab-grund, an-archè).
La pensée orientale ancienne est également étrangement concernée par le “champ”. En effet, on peut lire dans la Bhagavad Gita (Le chant du texte béni du troisième siècle avant Jésus-Christ) : <>. Les affinités avec la pensée de Merleau-Ponty, qui ne cesse de nous répéter que nous sommes du monde et que le connaissant et le connu sont mutuellement liés, sont particulièrement frappantes.
Même en ce qui concerne la soi-disant théorie du tout, l’Orient dispose d’une riche littérature qui nie cette possibilité, conformément à ce que font la nouvelle physique et la philosophie de Merleau-Ponty. Je me contenterai de rappeler un splendide Koan Zen : <>.
Qu’est-ce que la pensée orientale a à nous dire sur l’étrange phénomène de l’enchevêtrement ? Il suffit de rappeler l’ancien dicton taoïste chinois : <>. Pensez également au Dalaï Lama qui, lors d’une conversation avec d’éminents physiciens, pose la question provocante suivante : “Peut-être que l’univers entier est intriqué dans sa totalité ?
En ce qui concerne la finitude ou la limitation de la connaissance humaine, deux phrases typiques de la pensée orientale sont citées en exemple. La première est de Doghen qui affirme : <>. L’autre dit au contraire : <>. Il ne faut donc pas rester attaché à de vieilles certitudes, mais il faut se libérer toujours, cependant, dans la conscience de la limitation inhérente à notre nature et donc à notre savoir.
En conclusion <<…la vraie philosophie consiste à réapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec autant de “profondeur” qu’un traité de philosophie>>. <>. Il faut donc réapprendre à voir le monde en se libérant de tous les stéréotypes accumulés. Pensons, par exemple, au temps et à l’espace. Tout d’abord, ils ne sont pas deux mais se fondent dans l’espace-temps qui, à son tour, est influencé par ce qu’il “contient”. En effet, la masse-énergie (autre révolution conceptuelle profonde) modifie l’espace-temps : elle le courbe, l’accélère, le “quantifie”, etc. Que de chemin parcouru depuis le Kosmotheorós (qui prenait, possédait sans être pris, sans se considérer comme faisant partie du jeu) où un Moi (sujet) ferme et défini observait, étudiait le MONDE extérieur (objet) comme s’il n’en faisait pas partie. Peut-être ne savons-nous même pas ce que sont le Moi et le MONDE (dont nous faisons partie et que nous ne pouvons donc pas voir de l’extérieur).
<>. La philosophie de Merleau-Ponty, dans le sillage de Schelling, se comprend comme l’étude du non-réfléchi, de l’indivis, du primordial avant que la réflexion n’entre en scène.
Et au sujet de la réflexion, le physicien Rovelli écrit : <>.
Nous faisons l’expérience de l’ambiguïté. Nous sommes confrontés au polymorphisme, à la perception ambiguë. Commençons donc par les “ambiguïtés fécondes”. Comprenons ce que sont ces “ambiguïtés fécondes”. <>. Le Dalaï Lama nous invite à suivre non pas les petites vérités locales “stériles” qui tendent à diviser, mais plutôt les ambiguïtés fécondes qui sont potentiellement porteuses de nouveauté, de nouveaux horizons. Rappelons que le concept d’ambiguïté est central pour Merleau-Ponty : différentes perspectives doivent être recherchées et valorisées.
En conclusion, tant la pensée profonde de notre philosophe de référence que la physique du XXe siècle nous proposent des vérités perspectivistes (et donc locales et non absolues) sur fond d’absurdité.
Certains diront, mais il y a quand même une vérité qui est Une : nous faisons partie de l’Un. Non, cela paraît absurde, mais seul l'”Inverse” est vrai, c’est l’Un qui nous contient. C’est là que tout se joue.